mercredi 18 octobre 2023

La main gauche de la nuit – Ursula K. Le Guin

Couverture de La main gauche de la nuit

La main gauche de la nuit est l’un des romans les plus connus de Ursula K. Le Guin avec le cycle de Terremer et Les Dépossédés. J’avais tenté de le lire une première fois au lycée, je crois que je n’avais pas dépassé les premières pages. Après un détour par Terremer, j’y suis revenue bien plus tard : ça a été une belle claque qui m’a donné envie de lire tous ses autres textes, et ça a accessoirement donné mon premier article consacré à l’autrice sur le blog. 14 ans après, j’ai eu envie de replonger dedans…

La main gauche de la nuit est le quatrième roman du roman du cycle de Hain, mais on ne le dira jamais assez, vous pouvez sans peine faire l’impasse sur les trois premiers, vu qu’à l’exception de quelques micro-allusions, il n’existe aucun lien entre ce roman-ci et les précédents.

Nous sommes dans un futur où existe une sorte de confédération galactique très lâche, l’Ekumen, qui est moins un organe politique qu’une sorte de bureau de commerce et d’échanges culturels qui vise à créer des liens entre les différentes populations humaines dispersées à travers la galaxie.

Genly Aï est arrivé sur le monde éloigné de Gethen pour convaincre ses habitants de rejoindre l’Ekumen. Il va découvrir un monde au climat glacé dont la société a été construite autour d’une particularité biologique de ses habitants : les Getheniens sont des êtres neutres, ni hommes ni femmes en dehors de certaines périodes de leur cycle sexuel.

La main gauche de la nuit commence alors que Genly Aï est arrivé depuis un certain temps mais peine à obtenir une audience du souverain local pour le convaincre de rejoindre l’Ekumen. Bien évidemment, rien ne va se passer comme il veut et sa mission va vite devenir un périple.

Cela m’a fait un peu bizarre de relire ce roman. J’ai été surprise de le trouver beaucoup plus facile d’accès que dans mon souvenir (sans doute parce que je suis bien plus habituée à la prose de l’autrice), ce qui est plutôt une bonne nouvelle. Par contre j’ai été par contre un peu déçue de ne pas retrouver l’effet wahouh de la première lecture et même de le trouver un peu ennuyeux.

Rassurez-vous, cela reste un roman qui mérite le détour si vous ne l’avez jamais lu. Certes le début est très aride, d’autant plus qu’on est un peu jeté dans le grand bain sans beaucoup d’aide, mais le travail de création d’une société (de plusieurs sociétés) extraterrestres est absolument fabuleux. On sent qu’on n’est pas sur une Terre-bis et que le climat comme les particularités biologiques des habitants ont vraiment conditionné le développement.

(même si au final on retrouve aussi certains schémas qui rappelleront notre bonne vieille Terre, mais c’est le propre de la SF que de prendre de la distance pour mieux nous montrer ce qui est sous notre nez)

C’est aussi une histoire qui dans son dernier tiers prend une tournure assez inattendue, lâchant les intrigues pour partir dans un récit de voyage remarquable et de toute beauté. C’était la partie que j’avais le plus hâte de relire et sans surprise ça a été le meilleur moment de ma relecture.

Mais… je n’ai pas pu m’empêcher de me dire que ce roman avait un peu vieilli sur certains aspects, et notamment sur la question du genre (je m’étais fait la même réflexion en relisant Chroniques du pays des Mères). Et il ne me touche pas autant que les romans de l’autrice, sans doute parce que son héros m’horripile au plus haut point.

En fait, La main gauche de la nuit a maintenant pour moi un goût de classique : on sent bien à la lecture tout l’impact que ce roman a pu avoir et son caractère novateur pour l’époque, mais on perçoit aussi qu’il commence un peu à prendre la poussière… Et ce n’est pas grave, c’est justement le propre d’un classique, d’être un jalon à découvrir et en même temps un peu ennuyeux parce que plus forcément très en phase avec notre époque.

Cependant cela m’a fait plaisir de le relire et de mieux en saisir les enjeux. Et comme j’ai eu envie de faire les choses bien, j’en ai profité pour relire différents textes qui accompagnent ce roman.

Tout d’abord il y a la nouvelle Le roi de Nivôse (1969), qui se déroule également sur Gethen, mais après le roman. On peut la lire dans le recueil Aux douze vents du monde. Ursula K. Le Guin a été critiquée pour son choix unique d’un pronom masculin dans La main gauche de la nuit, et comme pour rétablir l’équilibre, elle emploie uniquement des pronoms féminins dans ce texte. C’est impressionnant à quel point cela change la perspective, ce qui montre à l’importance de continuer à s’interroger sur cette question.

Ensuite il y a l’essai L'Identité de genre est-elle une nécessité ?, écrit en 1976 et paru d’abord dans le recueil Le langage de la nuit (à priori il doit être inclus dans la réédition qui vient de sortir aux Forges) puis dans une version annotée de 1987 dans le recueil Danser au bord du monde. Je vous recommande plutôt cette deuxième version qui contient des annotations supplémentaires (parce qu’elle en avait marre de voir citer des propos avec lesquels elle n’était plus d’accord).

Ce texte apporte un éclairage intéressant sur ce qu'elle essayait de faire dans son roman (on y apprend notamment que le genre n'était pas sa problématique centrale à l'origine) et la façon dont sa pensée a évolué à ce sujet. C'est un essai passionnant, et je suis toujours admirative de sa capacité à se remettre en question et à prendre du recul, comme en témoigne l’une des dernières annotations qui résume à merveille mon ressenti :
« Voici comment je vois les choses aujourd’hui : les hommes ont aimé ce livre car il leur permettait de s’aventurer sans risque dans l’androgynie et d’en revenir indemnes, le tout en se plaçant d’un point de vue éminemment masculin. Mais beaucoup de femmes auraient voulu qu’il aille plus loin, qu’il ait plus d’audace, afin d’explorer l’androgynie d’un point de vue féminin et masculin. De fait c’est bel et bien le cas, puisqu’il a été écrit par une femme. Mais ceci n’est ouvertement admis qu’au chapitre « La question du sexe », où l’on entend l’unique voix féminine du roman. Je pense que les femmes avaient raison d’attendre de moi plus de courage, ainsi qu’un examen plus exhaustif et rigoureux des conséquences logiques »
Enfin, pour terminer ce petit voyage sur Gethen, il existe une dernière nouvelle s’y déroulant et qu’on peut retrouver dans le recueil L’anniversaire du monde. Puberté en Karhaïde (1995) se penche justement beaucoup plus avant sur la question de la sexualité sur Gethen en suivant les pas d’un adolescent qui connait son premier kemma.

C’est un récit d’une incroyable douceur, qui joue du masculin et du féminin avec une fluidité incroyable, comme si après des années à explorer la question au travers de romans, de nouvelles et d’essais, elle trouvait une forme d’équilibre à ce sujet. Et j’ai trouvé que c’était une excellente façon de conclure ce cycle de relecture.

Voilà pour ce voyage rétrospectif dans le cycle de Hain. Je n’ai peut-être pas apprécié le voyage autant que la première fois et j’y réfléchirais peut-être à deux fois désormais avant de recommander ce roman en première découverte de l’autrice, mais c’était tout de même une relecture plaisante et riche en réflexions pour moi.

Prochaine étape : Les Dépossédés (je ne vous raconte pas la pression !)

Infos utiles : La main gauche de la nuit (The Left Hand of Darkness) est un roman de Ursula K. Le Guin paru pour la première fois en 1969 en VO et en 1971 en VF. J’ai lu la réédition de 2021 chez Robert Laffont dans la collection Ailleurs & Demain, avec une traduction de Jean Bailhache révisée par Sébastien Guillot, une préface de Catherine Dufour et une postface de Stéphanie Nicot. La superbe couverture est signée Alice Peronnet. 310 p.

D’autres avis :
233 °C, Au pays des Cave Trolls, Cats, Books & Rock’n’roll, L’imaginarium électrique, Les lectures de Xapur, Lorhkan et les mauvais genres, L’ours inculte

7 commentaires:

Baroona a dit…

Hyper intéressant cette mise en parallèle avec ses autres textes. Ça doit effectivement être marquant d'enchaîner avec "Le Roi de Nivôse". Et quelle femme quand même, c'est toujours aussi remarquable à chaque fois que j'en entends parler.
Je ne sais pas si je le relirai un jour, mais je note au cas où que tu l'as trouvé plus facile que prévu parce que j'ai ce même souvenir d'un texte assez difficile d'accès.

Tigger Lilly a dit…

C'est quelque chose de relire et rechroniquer ce livre ! L'essai a l'air passionnant aussi !

J'ai cette même édition mais j'avais essayé de le lire en décembre une année et puis je me suis rappelée que mon cerveau est aux abonnés absents en décembre, j'ai laissé tombé au bout de quelques pages.

Alys a dit…

Trop bien!! Je suis ravie que tu aies aimé malgré ces petits bémols!
Quelle femme, cette femme. Quel cerveau.

shaya a dit…

C'est tout même génial de comprendre les intentions de l'autrice et de voir l'évolution depuis ! L'essai a l'air top.

Vert a dit…

@Baroona
Oui elle a vraiment une personnalité remarquable (et ça se relit tout seul, limite je me suis demandé où était la difficulté 🤣)

@Tigger Lilly
Oui en première intention de lecture c'est bien d'avoir le cerveau disponible, j'espère qu'il te plaira quand tu le liras (j'ai dit "quand", pas "si" 😁)

@Alys
Oui n'est-ce pas. J'admire sa capacité à faire évoluer ses réflexions (ça peut paraître normal mais on vit dans un monde où tout le monde semble avoir des avis très définitifs sur tout et c'est pas son cas, c'est vraiment admirable)

@Shaya
Il est très très bien, mais je pense te l'avoir déjà chaudement recommandé ^^

Ksidra a dit…

Malgré ta petite déception, ta relecture est intéressante. C'est chouette de voir son ressenti évoluer avec les relectures 🙂

Vert a dit…

@Ksidra
Oui tant que ça ne se termine pas en "mais comment j'ai pu aimer ça il y X années" tout va bien 😁