lundi 5 octobre 2020

Jardins de poussière – Ken Liu

Jardins de poussière - Couverture

Selon le bilan de mon projet estival que je ne peux qu’approuver, Ken Liu fait partie des auteurs de SFFF incontournables de ces dernières années. Je n’ai toujours pas lu ses romans, mais je trouve excelle dans le format court (qui pour moi reste le format par excellence en SF). Je ne pouvais donc que me jeter sur son dernier recueil sorti en 2019.
Jardins de poussière, tout comme La ménagerie de papier, est une exclusivité française sans équivalent en VO. Tout comme pour La ménagerie de papier, son sommaire a été composé par Ellen Herzfeld et Dominique Martel, qui ont sélectionné les textes et les ont ordonnés.

Je parle souvent de l’importance du matériel d’accompagnement dans ce genre de recueil : il est ici plutôt succinct (si on peut qualifier ainsi une préface de l’auteur et une bibliographie raisonnée de son œuvre).

Mais il y a un vrai talent dans l’agencement des nouvelles, la façon dont elles semblent se lier entre elles pour former un ensemble cohérent allant d’un point A à un point B. Bref c’est un vrai boulot de chef d’orchestre, qui contribue à rendre l’expérience de lecture encore plus plaisante. Grand merci à Ellen Herzfeld et Dominique Martel pour cet incroyable travail d’anthologiste.

Jardins de poussière se compose de vingt-cinq nouvelles, pour la plupart inédites. Il y en a pour tous les goûts : du très bref et du plus épais ; beaucoup de SF mais aussi de la fantasy ; et surtout une incroyable capacité à mêler des sujets parfois très pointus (notamment sur la question du transhumanisme) à un grand sens de l’humain.

L’émerveillement est au rendez-vous tout au long de la lecture, mais il vient rarement seul. Les réflexions sociétales sont nombreuses, et un certain nombre de textes m’ont serré le cœur, quand ils ne m’ont pas purement et simplement fait monter les larmes aux yeux. Voyons cela dans le détail.

Le jardin de poussière est un récit de SF plein de poésie, beau, touchant, avec une vraie interrogation sur la valeur et le rôle de l'art. C’est le texte qui a donné son titre au recueil, mais qui a aussi inspiré la superbe couverture (signée Aurélien Police). On ne la regarde plus pareil après cette lecture.

On continue ensuite avec deux textes à connotation plutôt fantasy. La fille cachée met en scène une jeune femme qui formée pour devenir une assassin. Très joli une fois encore. Bonne chasse raconte la rencontre entre un chasseur de démons et une démone-renarde, qui voient tous les deux leur quotidien bouleverser par l'arrivée du chemin de fer.

Les deux textes sont très chouettes, j’ai cependant été plus marquée par le deuxième. Sans doute parce que j’ai reconnu le texte (bien plus poignant que son adaptation) qui a inspiré un des épisodes de la série Love Death + Robots.

Rester et Ailleurs, très loin de là, de vastes troupeaux de rennes sont deux nouvelles qui explorent les deux faces d’une même pièce, l’arrivée de la Singularité qui pousse les humains à télécharger leur conscience dans des machines pour attendre l’immortalité.

Le premier texte s’intéresse aux humains qui préfèrent vivre comme à l’ancien temps. Le second même en scène une journée mère/fille, entre une mère qui a connu l’ancien monde et une fille qui est « née » sans corps physique. C’est du Ken Liu dans ce qu’il fait de meilleur : l’exploration d’un grand concept de SF d’un point de vue très intimiste. Superbe.

Souvenirs de ma mère est un texte bref sur une mère qui trouve un biais à sa maladie incurable pour passer le plus de temps possible avec sa fille. Cette nouvelle m’a bouleversée à la lecture, et des évènements personnels récents l’ont rendu encore plus poignants. C’est bien simple, j’y pense très souvent, et les larmes me montent aux yeux rien que d’y penser.

Le texte suivant, Le fardeau, est nettement plus léger. C’est un récit très juste et très drôle sur les limites de l'archéologie et sur la façon dont on reconstruit l'histoire à partir des traces qu'on en retrouve. Le genre de réflexion qui me fascine, forcément j’ai adoré.

Nul ne possède les cieux et Long-courrier partagent une thématique commune : celle de l’air. La première nouvelle, plutôt fantasy, met en scène un jeune homme qui cherche à inventer des machines volantes, et dont le parcours interroge très justement sur des questions de vérité et de spiritualité. La deuxième nouvelle raconte le quotidien de routiers de l’air, qui font du transport de fret par dirigeable. Le couple improbable ainsi mis en scène est très touchant.

Avec Nœuds, on suit un chercheur qui se rend dans un village reclus pour trouver de l’innovation dans les pratiques ancestrales. Un texte superbe, porté par un sacré sense of wonder du vivant et par une émotion très forte. Difficile de ne pas terminer sa lecture sans verser une petite larme ou avoir envie de casser quelque chose (voire les deux).

Sauver la face
imagine un futur où des IA sont utilisées pour organiser des accords entre deux parties. Le problème, c’est que quand les deux parties sont humains, les algorithmes ne suffisent pas et les nombreux biais de l'être humain doivent rentrer en jeu. Le résultat est un joli texte très actuel sur la difficile rencontre entre deux cultures.

J’avais déjà lu Une brève histoire du Tunnel transpacifique, une uchronie qui fait prendre un tour différent au XXe siècle grâce à la construction d'un tunnel reliant l'Asie à l'Amérique dans l'Océan Pacifique. La relire a été un plaisir, c'est un texte très beau, plein de sense of wonder dans son histoire alternative, même si forcément cela cache aussi des horreurs.

Jours fantômes est un superbe texte sur la mémoire, l'identité et l'héritage. Le concept est simple : si vous étiez un être génétiquement modifié par vos « parents » humains pour vous adapter à la vie sur une autre planète, auriez-vous envie de conserver le souvenir de l'espèce qui vous a créé ?

Entre deux textes sérieux, une petite pause légère avec Ce qu’on attend d’un organisateur de mariage, qui imagine un mariage original entre des humains et une entité alien. Je crois que c’est le texte qui m’a le moins inspiré de tout le recueil et il ne compte que deux pages, autant dire que ce n’est pas très grave.

Messages du Berceau : L’ermite – Quarante-huit heures dans la mer du Massachusetts parle de changement climatique et de réfugiés. Cela pourrait être un texte très noir. Pourtant au-delà de son amertume, je l’ai trouvé très doux sur sa façon de parler du rapport qu'on entretient avec notre maison, qu'il s'agisse d'une planète ou d'un radeau à la dérive.

Le hasard a fait que j’ai lu la nouvelle Empathie byzantine, qui parle d’action humanitaire de blockchain, juste avant de regarder une vidéo de Stupid Economics sur la question du don. Les deux vont très bien ensemble et font très bien réfléchir sur ces questions.

Dolly, la poupée jolie est une nouvelle qui résume parfaitement pourquoi l’idée d’IA intelligentes et capables de ressentir des émotions ne fait pas rêver. Et n’insistez pas, je n’en achèterais JAMAIS à ma fille. Voilà. Cette nouvelle va de paire avec la suivante, Animaux exotiques, qui met en scène des « chimères » créées en mélangeant du matériel générique humain à celui de divers animaux. C’est tout aussi réjouissant (bref c’est triste, horrible et poignant).

La nouvelle Vrais visages s’interroge sur la discrimination à l’embauche et sur les meilleures façons de lutter contre. Le sujet est très intéressant, traité avec beaucoup de nuances, et je me surprends à y réfléchir encore en demandant si on arrivera un jour à solutionner cette question.

On reste un peu dans le monde du travail avec Moments privilégiés, qui nous plonge dans une ambiance start-up où une jeune recrue cherche à faire ses preuves en inventant des produits high-techs révolutionnaires. Assez étrangement ce n’est pas tellement cet aspect qui m’a le plus parlé. Par contre il y a un passage hyper juste sur la parentalité qui a complètement fait « tilt » chez moi à la lecture.

Rapport d’effet à cause s’amuse en trois pages avec le même concept que le film Tenet. L'avantage c'est que c'est beaucoup moins long. Mais comme c'est moins visuel je crois que j’ai eu un peu de mal à vraiment l’apprécier.

Le recueil se termine sur quatre derniers textes définitivement tournés vers les étoiles. Imagier de cognition comparative pour lecteur avancé est une histoire comme Ken Liu sait si bien en écrire, avec une dimension intimiste qui se mêle avec un voyage qui en met plein la vue en imaginant d'extraordinaires civilisations extraterrestres. Il s’enchaîne plutôt bien La Dernière semence est un texte triste certes mais plutôt poétique sur la fin de l'aventure spatiale.

On n’a ensuite aucun mal à poursuivre le voyage avec Sept anniversaires, un très joli texte sur le transhumanisme qui est de nouveau à disposition pour ceux qui n’avaient pas pu se procurer le premier hors-série de la collection Une heure-lumière.

On termine enfin avec Printemps cosmique, un texte un peu étrange qui nous emmène loin, très loin dans le futur, à la fin de l'univers que l’on connaît. Il y a beaucoup de sense of wonder dans un texte pas si triste que ça, qui conclut avec brio ce recueil.

Vous l’aurez compris à la lecture de cet article, Jardins de poussière est un recueil superbe à tout point de vue. Sa couverture est à tomber, son sommaire est un chef d’œuvre d’anthologiste et presque chaque texte est un bijou (j’aurais plus vite fait de citer les trois textes qui m’ont le moins marqué que de vous parler de tous ceux que j’ai adoré).

J’ai pris deux mois pour lire ce recueil, et j’ai adoré picorer petit à petit ces textes qui m’ont parfois émerveillée, parfois bouleversée. J’ai ri, j’ai failli pleurer (assez souvent), et certains textes me hantent encore, autant pour la justesse de leur propos que pour l’émotion qu’ils ont suscitée chez moi.

Si vous en doutiez encore, Ken Liu est un vrai auteur incontournable, tant ses textes sont à la fois brillants et accessibles. Une seule question se pose à la fin de cette lecture : à quand le prochain recueil ?

Infos utiles : Jardins de poussière est un recueil de nouvelles de Ken Liu sorti en 2019 aux éditions du Bélial’. Sélection des textes réalisée par Ellen Herzfeld et Dominique Martel. Traduction de Pierre-Paul Durastanti. Couverture d’Aurélien Police. 539 p.

D’autres avis : L’épaule d’OrionFourbis et Têtologie, Les lectures du Maki, Reflets de mes lectures, Le syndrome Quickson
 
Projet Maki - Semaine 30

15 commentaires:

  1. je me le suis fait offrir et je suis d'accord avec toi, Ken Liu est un auteur incontournable!

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    1. @Lutin82
      Oui incontournable c'est le mot :)
      (après comme tu n'étais pas très présente cet été tu rates peut-être la blague xD)

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  2. Merci au Bélial de nous avoir fait découvrir ce prolifique auteur. Et on continuera à parler de lui en 2021...

    Un auteur à découvrir.

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    1. @Yogo
      Oh que oui ! Et il a l'avantage d'être abordable tout en poussant très loin ses idées, ça peut plaire à plein de gens ^^

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  3. Woaw, ça a l'air de t'avoir touchée énormément !

    J'espère que ce que tu évoques dans souvenirs de ma mère est de l'ordre du "digérable" et en voie de l'être. Courage quoi qu'il en soit.

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    1. @Tigger Lilly
      Merci. y'a eu pas mal de temps entre la lecture, la chronique et la publication... petit à petit ça va mieux et bizarrement ça aide de pouvoir accrocher ça à un texte littéraire.

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  4. Ah. Tu veux dire que j'ai donc fait une grosse erreur en le voyant sur les étagères de la bibliothèque mais en ne le prenant pas ? Je crois qu'avec ton avis en tête, la situation tournera différemment la prochaine fois. ^^

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    1. @Baroona
      Ah oui j'espère que tu le prendras lors de ta prochaine moisson, c'est vraiment un très beau recueil à tout point de vue.

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  5. Aaaaah que ça donne envie. J'avais adoré le recueil précédent, je dois encore me fournir celui-ci. Je ne le perds pas de vue. Je sais à quel point c'est bon.

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    1. @Yuyine
      C'est Ken Liu, c'est rarement décevant ^^

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  6. Je suis contente de lire un retour sur ce recueil. J'imagine que je ne le lirai jamais tel quel, mais j'achèterai un quelconque recueil de ce gars la prochaine fois que j'en trouverai un en anglais.
    J'ai tout de même lu "Bonne chasse" et "Une brève histoire du Tunnel transpacifique" qui sont dans The Paper Menagerie.
    "des évènements personnels récents l’ont rendu encore plus poignants" --> J'espère que ça va aller. 😕

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    1. @Alys
      Comme je le disais à Tigger Lilly, le décalage, tout ça...
      Pour info y'a un nouveau recueil VO qui est sorti qui doit reprendre la plupart de ces textes-ci, c'est The Hidden Girl si je dis pas de bêtises.

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    2. Génial. Merci. Je l'ai mis dans ma liste d'envies sur The Book Depository. 😊 (Je ne commande plus chez eux donc ça ne change pas grand-chose, mais au moins je ne l'oublierai pas.)

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  7. Ben c'est indéniable, il sera lu. D'abord La ménagerie de papier qui m'attend depuis déjà quelques temps, mais celui-ci, de ce que je perçois à travers les mots que tu poses dessus, saura m'attraper.

    Lire c'est cathartique aussi.

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    1. @Itenarasa
      Oui tout à fait. J'espère que tu apprécieras La ménagerie de papier.

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