J’étais très contente que ce livre ait été retenu pour la lecture du mois de janvier du Cercle d’Atuan, car il s’agit d’un de mes romans fétiches, que je ne me lasse jamais de relire. En plus, cela me donnait l’occasion de dépoussiérer
ma chronique sur le sujet, que je trouvais bien trop succincte à mon goût.
Le problème, c’est qu’une fois le livre relu, malgré
de très riches discussions sur le forum, impossible de rassembler correctement mes idées pour réécrire ma chronique. Un article avec une gestation difficile donc, mais après un mois et demi, il était temps de le terminer.
Chroniques du Pays des Mères se déroule sur Terre, dans un futur lointain. Les hommes se sont détruits mutuellement, sans doute à coup d’arme atomique/bactériologique/etc., laissant de nombreux endroits inhabitables du fait de la pollution, et affectant l’espèce humaine elle-même.
En effet, il nait bien plus de filles que de garçons. Bien avant notre histoire, les hommes ont fait de ce problème un prétexte pour asservir les femmes, ce fut le temps des Harems. Puis celles-ci se sont révoltées, les victimes sont devenues les bourreaux, et ce fut le temps des Ruches.
Celles-ci disparurent au profit du non-violent Pays des Mères, époque durant laquelle se déroule notre histoire. On y vénère une figure divine, Elli, et sa fille deux-fois-morte-deux-fois ressuscitée, Garde. La gente féminine est toujours aussi omniprésente (et les hommes toujours mis à l’écart bien que mieux traités qu’à l’époque des ruches). Hommes et femmes vivent plus ou moins séparés, selon les communautés, certaines étant plus traditionalistes que d’autres.
La perpétuation de l’espèce est une telle obsession qu’elle en organise complètement la vie des personnes. Les femmes sont des Vertes dans leur adolescence, des Rouges quand elles sont en âge de porter des enfants (période où elles vont –doivent même- porter un enfant tous les deux ans grâce aux miracles de l’insémination artificielle), puis des Bleues.
Voilà les grandes lignes de cet univers dans lequel évolue l’héroïne de l’histoire, Lisbeï, dont on suit les traces de ses premières années à la garderie jusqu’à ses derniers jours.
J’avoue être tellement fusionnelle avec ce livre que j’ai toujours de la peine à en parler, sous peine de s’en tenir à des platitudes, ou bien de partir dans des dissertations de quinze pages. C’est sans doute à cause de Lisbeï.
Ce n’est pas si courant que ça, de lire une histoire, et de se reconnaitre autant dans un personnage. On trouve parfois des comportements qui nous rappellent notre entourage ou nous-même sur certains points, mais dans le cas de Lisbeï c’est presque tout le personnage qui m’est proche.
Sa passion pour l’Histoire et pour toutes les histoires (contes, mythologies…), et la façon dont elles se raccrochent à la grande Histoire, sa manière de voir le verre à moitié plein et à moitié vide en même temps… Il y a tant de petits détails à propos d’elle qui me parlent que je suis à chaque relecture happée par l’ouvrage (et du coup chaque relecture devient très voir trop personnelle).
Mais il n’y en a pas que pour mon nombril, rassurez-vous.
La forme est très importante dans ce roman. Le titre de « Chroniques » n’est pas volé, et entre des passages de narration classique à la troisième personne s’intercalent des extraits de lettres et de journaux.
Au début, leur rôle est avant tout utilitaire, ils servent à fournir des explications et un arrière-plan qu’une Lisbeï de six ans ne pourrait expliquer. Mais très vite, ils donnent l’occasion à Lisbeï de s’exprimer avec ses propres mots, avec tout un jeu d’aller-retour entre le passé et le présent par le biais de ses journaux (c’est ainsi qu’on trouve des extraits de ses écrits à Warenberg bien avant qu’elle ne s’y rende, mais on réalise cela à la relecture en général).
Toute l’écriture d’Elisabeth Vonarburg joue d’ailleurs sur des va-et-vient de toute façon qui font que j’apprécie toujours plus ses textes à la relecture, avec du recul. J’ignore pourquoi la plupart de ses romans sont comme ça (peut-être qu’elle écrit peut-être ses romans à l’envers, allez savoir), mais quand on s’y habitue, c’est un style très agréable à lire.
Avec tout ça, je ne vous ai pas franchement parlé de l’histoire en elle-même. Il y a tellement d’aspects dont je pourrais vous parler, mais je vais tâcher de me tenir afin de ne pas finir avec plus de deux mille mots.
L’univers du Pays des Mères, en soit, est fascinant à découvrir. Il apparait d’abord comme très hiérarchisé et un peu froid au premier abord : les femmes sont catégorisées en fonction de leur capacité à procréer, les familles s’échangent leurs hommes presque comme des marchandises, la tradition pèse lourdement sur tous.
Mais c’est parce qu’on entre dans ce monde par le biais de Béthély, une Capterie relativement traditionnaliste. On découvrira ensuite des lieux bien différents, où l’on retrouve par exemple des vraies cellules familiales.
Ce qui est chouette, c’est que l’univers ne se contente pas d’être décrit par nos mots à nous, on le perçoit au travers même de l’écriture. En effet, grande spécificité de ce roman, univers féminin oblige, le féminin domine dans les accords. On parle d’enfantes, de chevales, et on dit « elles » pour un groupe, même s’il comprend un homme.
Cela finit par imprégner complètement le cerveau, au point que j’avais tendance à employer le féminin par défaut lors de nos discussions sur le forum !
Avec un univers pareil, il serait tentant d’imaginer un roman ultra-féministe lourdingue, et pourtant, il n’en n’est rien. Si on devait lui coller une étiquette, je dirais que c’est un roman humaniste.
En effet, il parle de l’humanité (hommes et femmes inclus), une humanité qui tente de survivre après le Déclin qui a bien failli la détruire (sans parler des âges sombres qui ont suivi), de se reconstruire, et de vivre en harmonie, ce qui est tout sauf facile (on le voit sur le côté un peu absurde d’une société où la violence est prohibée, mais qu’on apprend quand même à se battre parce que « parfois il faut »).
C’est un livre qui interroge aussi beaucoup sur le statut des femmes et des hommes (entre ces mères qui n’en peuvent plus de ces grossesses à répétition dont la moitié se terminent sur des fausses-couches, et ces pères qui voudraient eux connaitre leurs enfants), et sur les relations humaines (qu’il s’agisse d’amour, d’amitié, de famille, voir tout ça en même temps, avec des personnes de sexe différent ou de même sexe).
Tout cela, on l’observe via une très belle galerie de personnages qui gravitent autour de Lisbeï. Après plusieurs relectures, je me rends compte que je les aime finalement tous : Tula, tellement fusionnelle avec Lisbeï qu’on l'aime et qu’on la déteste à la fois, Antoné et Mooreï, deux facettes très différentes sur la question religieuse qui s’assemblent à la perfection, Selva très froide, dont on perçoit les souffrances intérieurs et le jeu délicat du progrès qu’elle mène… et encore, il ne s’agit que des premiers personnages rencontrés.
Je pourrais vous parle de Kélys, de Guiséia et de Toller, de Fraine, d’Ysande, de Dougall et de tant d’autres. J’ai toujours Myne, si silencieuse et si discrète dans un coin de ma tête, avec son terrifiant « Parfois il faut ».
Et puis ce roman est aussi une très belle ode à l’Histoire et aux histoires, et à la recherche du passé. Une grande partie de l’intrigue repose sur cette quête (via l’étude d’anciens documents de la découverte de sites archéologiques) absolument fascinante à suivre (pour tous les passionnés d’histoire ou d’archéologie).
Outre l’amusement induit par ces recherches d’un passé qui nous semble très actuel à nous (un fragment d’ancien conte cité à un moment n'est autre que Le Petit Prince), il y a tout un jeu sur comment l’Histoire se transforme au travers du temps, en fonction des fragments qu’on en conserve (volontairement ou non), et comment on les réinterprète à sa façon, comme en témoignent ces contes à la trame toute familière, ou toute la religion d’Elli qui ressemble à un christianisme féminisé.
Bref, vous l’aurez compris, pour moi, les Chroniques du Pays des Mères est un des plus beaux romans qu’il m'ait été donné de lire, et je ne me lasse jamais de le relire. Je suis toujours surprise de la densité de ce roman, qui en à peine six cents pages, fait le tour d’un univers, et sait se montrer est prenant, émouvant et intelligent à la fois.
Je suis étonnée (et un poil déçue, même si je comprends tout à fait la raison) qu’il n’y ait aucune suite (ce roman étant lui-même la suite -lointaine- du Silence de la Cité), c’est peut-être le seul défaut qu’on pourra reprocher (et encore) à l’auteur.
Ca, et quelques thématiques qui peuvent mettre mal à l’aise (Elisabeth Vonarburg adore parler d’inceste notamment). Ceci dit j’ai trouvé assez intéressant du coup les discussions que cela a déclenché pendant la lecture sur le forum. Jusque-là j’avais plutôt tendance à ranger les éléments gênants dans un coin de ma tête jusqu’à qu’ils ne me dérangent plus à force de relecture, c’est beaucoup plus intéressant de confronter les opinions à ce sujet.
Bon j’ai passé le cap des 1500 mots, il est grand temps de refermer cette chronique, en vous invitant une fois encore, si vous n’avez jamais eu l’occasion, à lire ce livre qui est pour moi un des meilleurs livres de SF que je connaisse (et même un des meilleurs livres que je connaisse, toute distinction de genre laissée de côté). Une petite citation pour conclure, qui caractérise bien Lisbeï, et le livre en lui-même :
Un jour, elle aurait toutes les réponses à toutes les questions et posséderait alors le même pouvoir que les Rouges ou les Bleues des tours. Mais les réponses, c'étaient comme les lucioles quand on arrive à les attraper : leur lumière s'éteint ; et il y a toujours une autre luciole qui s'allume juste un peu plus loin.
Avis des autres atuaniens : Neph,
Olya,
Tortoise,
Yume,
Zahlya
Et puis c’est du post-apo, voilà qui me donne l’occasion de participer à nouveau au challenge
Fins du monde de Tigger Lilly !