Pour ma participation au challenge
Morwenna's List, j'ai décidé certes de profiter de l'opportunité pour lire et relire quelques auteurs que j'aimais, mais je voulais aussi en découvrir d'autres. Ne sachant pas vraiment par quel bout prendre la question, j'ai décidé de m'intéresser aux auteurs « qui comptent » dans le roman et dont j'ignorais totalement l'existence, comme James Tiptree Jr.
J'avais retenu son nom dans le roman car on apprend grâce à
Morwenna qu'il s'agit en fait du pseudonyme d'une femme, Alice Sheldon. Lorsque le secret a été révélé à l'époque, cela a fait grand bruit comme on peut s'y attendre (je me suis même demandée si la renommée de l'auteur ne venait pas uniquement de ce fait...). J'ai trouvé ce jeu du pseudonyme assez mystérieux, d'autant plus que dans les années 70 les auteures n'avaient plus forcément besoin de se cacher sous un faux nom pour vendre.
Et comme je ne résiste pas à un bon mystère, j'ai voulu voir pourquoi je n'avais jamais entendu son nom. En fait ma méconnaissance n'a rien de vraiment surprenant dans le cas présent, puisque cet(te) auteur(e) n'a écrit pratiquement que des nouvelles, sur une vingtaine d'années à peine (entre 1968 et 1988), et qu'en France, toute son œuvre traduite a été publiée dans des revues ou des anthologies, à l'exception d'un roman (Par delà les murs du monde, encore réédité chez Folio SF) et de ce présent livre d'or, édité en 1986.
Je suis donc procurée ce livre d'or, et en avant pour découvrir l'oeuvre de James Tiptree Jr. aka Alice Sheldon, qui a aussi écrit des nouvelles sous le pseudonyme de Racoona Sheldon. Ce qui explique d’ailleurs le titre très ubuesque de la préface : Alice, le pot de confiture et le raton laveur (non je ne vous expliquerais pas pourquoi la confiture).
Comme dans tout livre d'or qui se respecte, il est toujours bon de commencer par la préface histoire de se mettre en appétit. Et dans le domaine, Pierre K. Rey, l'anthologiste, sait y faire : histoire de la carrière artistique, vie de l'auteur, analyse de son œuvre... l'introduction est vraiment riche et agréable à lire, un vrai roman !
J'ai bien aimé qu'il s'appuie sur plein de documents (et entretiens avec l'auteur), et dans la partie qui aborde THE révélation, il cite un texte de Ursula K. Le Guin qui remet bien les choses à leur place sur la définition d'une écriture féminine ou masculine :
« Alors allons-y de notre opinion – nous les lecteurs, écrivains, critiques, féministes, machistes, sexistes, non sexistes, hétéros et homos- sur « la façon dont les hommes écrivent » et « la façon dont les femmes écrivent ». Cette espèce de biais psychique qui a amené l'un de nos esprits les plus vifs et les plus subtils de la SF à déclarer : « il a été suggéré que Tiptree est une femme, théorie que je trouve absurde, car il y a pour moi quelque chose d'inéluctablement masculin dans son écriture [...] ». L'erreur est tout à fait légitime, nous l'avons tous faite ; mais lorsqu'on observe la façon de justifier la chose, et la généralisation qui en est faite […], cela donne à penser. Nous devrions réfléchir à cela. A tous ces arguments avancés concernant les Femmes et l'Imaginaire et comment nous les avançons. A toutes ces tables rondes sur les Femmes dans la science-fiction […]. A tout ce fatras qui a été écrit sur le « style féminin », sur son infériorité ou sa supériorité par rapport au « style masculin », sur leurs nécessaires et triviales différences. »
J'aurais bien aimé vous citer l'extrait complet mais vu qu'il fait bien trois pages... en tout cas inutile de vous dire qu'après un tel déroulé de tapis rouge, on ne peut que se jeter sur les nouvelles, au nombre de dix, toutes inédites sauf une.
La première nouvelle, Naissance d'un commis voyageur est un délice d'absurdités que n'aurait pas renié un Douglas Adams. On y suit le train de vie mouvementé du directeur du Dédouanement du Gestalt Xénoculturel, qui fait en sorte que les marchandises expédiées depuis la Terre vers d'autres planètes arrivent bien à destination sans offenser aucune culture alien... et ce n'est pas une mince affaire !
« Je disais ; dans quel emballage ? Quel genre de cartons ? Sphériques ? D'accord et vous expédiez ça dans le secteur Déneb. Vous empruntez le point de transfert de Denéb Gamma, d'accord ? … Vérifiez, vous verrez qu'il faut transiter par là. Et bien à la seconde où vos petites sphères rouleront par le transfert, toute l'équipe de la station Gamma s'accroupira sur ses opercules et personne ne lèvera la plus petite tentacule , tout ça parce que, sur Gamma, la sphère est une éffigie religieuse, voyez ? Le transmetteur restera ouvert à vos frais – chaque microseconde compte – et votre produit ne bougera pas d'un poil tant qu'on amènera pas une équipe de secours athée locale – triple coût, à vos frais. »
Les textes suivants, je l'avoue, m'ont moins passionné. Enfin disons que je n'y ai rien trouvé de franchement exceptionnel, en tout cas pas au point de justifier autant de louanges dans l'introduction de l'anthologie. En fait les idées sont chouettes, mais le mode de narration parfois assez tarabiscoté rend la compréhension pas toujours aisée. J'ai notamment eu du mal avec ces introductions et conclusions que je n'arrive pas toujours à raccrocher correctement à l'histoire. Certes on peut s'en passer, mais c'est un petit peu gênant.
Passant donc assez vite sur Ligne de fuite (un médecin en fuite, pas très clair), Le jeu du solitaire (une entité extra-terrestre qui découvre les joies de l'incarnation, plutôt drôle), La longue marche (belle ambiance de post-apo où l'on voit la civilisation se redévelopper après) et Ultime espoir (où un homme essaye de convaincre une intelligence alien de sauver sa colonie, avec des créatures qui vont loin dans l'étrangeté).
Mais faisons une pause en chemin avec Une demi-heure sur une couverture Hudson Bay. Cette histoire d'amour et de voyage dans le temps entremêlées m'a d'abord à moitié convaincue dans les premières pages, mais la conclusion m'a émue, touchée, et c'était comme si c'était le déclic qui me manquait.
Les trois textes suivants sont présentés comme une forme de triptyque, « trois récits pathétiques et paroxysmiques, trois sombres tableaux d'un futur terrifiant – le nôtre-, trois réquisitoires sur une espèce en voie de perdition – la nôtre » selon Pierre K. Rey.
A vrai dire je trouve surtout que si les deux derniers sont à associer, le premier fait un peu bande à part. Cependant il est plutôt intéressant de les associer, car ce sont de loin les récits les plus forts de ce recueil, et ce sont aussi les plus primés : deux Nebula, deux Hugo, et un Jupiter à eux trois en à peine trois ans !
Une fille branchée, le premier des trois, partage un peu le même concept de base que La forêt électrique de Tanith Lee (une fille très laide qui se retrouvé dans un corps de rêve), sauf qu'au lieu d'une histoire d'aventure et de vengeance, on se retrouve avec une excellente critique de la société de consommation et des médias.
Rien que pour cela Une fille branchée est passionnant à lire, car il reste très actuel. Mais j'ai bien aimé le fait que l'auteur ne néglige pas les émotions de son personnage principal. Je n'ai pas toujours tout très bien suivi, mais le dernier tiers m'a beaucoup touché (ce que je n'avais pas du tout prévu).
Et puis il y a Houston, Houston, me recevez-vous ? et Comme des mouches. Ces deux nouvelles semblent vraiment fonctionner comme un diptyque. Le même sujet traité avec deux approches différentes, par deux facettes de l'auteur, le premier texte étant signé James Tiptree Jr. et le deuxième Racoona Sheldon.
Ce sont de loin les plus beaux textes du recueil, les plus denses, de la SF qui marque durablement... et je ne vais pratiquement rien vous en dire. Personnellement je n'avais aucune idée de ce qui m'attendait en les lisant, et leur lecture m'a fait l'effet d'un coup de poing (surtout que j'ai eu la bonne/mauvaise idée de les enchaîner). Et je ne veux pas vous gâcher ça.
Je vous signalerais juste que Houston, Houston, me recevez-vous ?, lauréate de trois prix littéraires différents, est une des nouvelles de SF les plus complètes que j'ai eu l'occasion de lire. Elle arrive à mêler avec talent tout un tas de thématiques classiques de la SF (que je ne vous révèlerait pas bien sûr). Bien que sa narration soit un peu étrange si bien qu'on se perd un peu parfois, le texte est assez long (80 pages) et riche pour qu'on fasse abstraction. Et en dépit des indices, personnellement je n'avais jamais rien vu venir des différents évènements, ce qui explique sans doute que cette lecture m'ait vraiment marquée.
Après ces deux nouvelles extraordinaires (s'il n'y en a que deux à lire, c'est celles-là !) mais passablement déprimantes, l'anthologiste a eu la bonne idée de glisser un texte plus doux : Une source de joie innocente. Je n'irais pas jusqu'à le qualifier de joyeux, mais ce récit d'exploration planétaire met du baume au cœur et permet de conclure la lecture sur une note positive.
L'ouvrage se termine comme il se doit sur une bibliographie quasi-complète de l'auteure (vu qu'elle est décédée en 1987), au moins pour ce qui est des traductions françaises. Cela permet de repérer dans quels vieux numéros de revue on va pouvoir traquer d'autres textes de Tiptree, notamment Le plan est l'amour, le plan est la mort, autre texte cité dans Morwenna. Ou encore Vol 727 pour ailleurs, « à ce jour la nouvelle la plus rééditée de Tiptree aux Etats-Unis » toujours selon Pierre K. Rey.
Et ainsi se termine cette première incursion dans l'univers de James Tiptree Jr. Je ne pense pas qu'il y en aura d'autres pour ma part (à moins de traquer quelques vieilles anthologies ou numéros de Fiction), mais je suis contente d'avoir lu ce Livre d'or.
Même si toutes les nouvelles ne sont pas exceptionnelles, certains textes m'ont vraiment marquée, et je regrette qu'ils soient aujourd'hui tombés dans l'oubli (en tout cas quand on consulte Google pour savoir ce qu'on a dit de Tiptree en langue française, c'est juste la misère -même si ça n'a rien de surprenant-).
J'espère en tout cas que cette longue chronique vous aura donné envie de vous intéresser aux écrits de James Tiptree Jr.. Grand merci à Morwenna (et indirectement à Jo Walton) de m'avoir permis de le/la découvrir !
Cette lecture est définitivement le combo de l'année : auteur féminin (sous pseudonyme), nouvelles, voyages dans le temps à gogo (pas moins de trois textes, mais je ne donnerais pas les titres des deux autres pour préserver le suspense) et les nouvelles Houston, Houston me recevez-vous ? et Une fille branchée qui sont citées par Morwenna. Ça c'est de la lecture rentable !