jeudi 10 juin 2010

Les Dépossédés - Ursula K. Le Guin


Je continue mon exploration de l’œuvre SF de Ursula Le Guin avec un roman épais, complexe mais fort intéressant, les Dépossédés. Assez ironiquement, bien que ce soit son troisième roman dans ce cycle, chronologiquement il se déroule avant les autres, vu que l’ansible n’a pas été inventé (d’ailleurs ce terme que j’associais à Card et son cycle d’Ender a apparemment été inventé par Ursula figurez-vous). Mais comme d’habitude, pas besoin d’avoir lu le reste, sinon pour pouvoir reconnaitre quelques éléments du décor.

Après une planète au climat glacial et une forêt, cette fois-ci, nous visitons les planètes jumelles Urras et Anarres. Si Urras peut évoquer la Terre (on y trouve différentes nations occupées à se taper dessus, un système capitaliste), Anarres est beaucoup plus étrange. Planète plutôt inhospitalière (peu de pluies, beaucoup de poussières, pas d’animaux terrestres), elle est habitée par d’anciens Urrasiens qui ont quitté leur planète pour fonder une société nouvelle, une sorte d’utopie anarchiste, sans aucun gouvernement.

La présentation d’Anarres pourrait prendre des pages, tellement c’est une société fascinante : pas de gouvernement, pas de monnaie, une vie en communauté très peu tournée vers l’individu (le mariage n’existe pas, les enfants sont élevés dans des dortoirs). Une sorte de communisme rêvé, une vraie utopie, qui se révèle néanmoins ambigüe, comme l’auteur la qualifie elle-même.

Les Dépossédés raconte l’histoire de Shevek, un de ses habitants. Ce physicien est le premier depuis deux cent ans à se rendre sur Urras afin d’y poursuivre ses recherches en physique.

Il n’y a pas grand-chose de plus à résumer, car il ne se passe pas grand-chose dans ce livre, comme souvent chez Ursula Le Guin. On aime ou non, selon si on apprécie de se laisser porter ou non par le texte. L’intérêt de ce roman n’est cependant pas dans les péripéties mémorables du héros mais l’évocation tranquille de deux sociétés, de leur beauté et de leurs limites, ainsi que de leur rencontre.

Le livre est en fait une sorte de biographie de Shevek, puisqu’il raconte à la fois son passé sur Anarres jusqu’à son départ, et son présent sur Urras, en changeant d’un chapitre à l’autre, pour boucler la boucle sur la fin, l’avant dernier chapitre se déroulant juste avant le premier chapitre.

Cette alternance donne une belle dynamique, puisque les chapitres se répondent entre eux, les chapitres du passé venant éclairer le présent à postériori, et parfois vice-versa. Bien qu’il y ait peu d’action, le récit dispose assez ironiquement d’un très bon rythme.

Cela permet en plus de créer un véritable choc des cultures, en confrontant sans cesse les deux planètes au mode de vie et de gouvernement radicalement opposés. Cette confrontation pourrait être extrêmement manichéenne, elle se révèle pleine de subtilités.

L’utopie d’Anarres est véritablement ambigüe. Certains de ses aspects peuvent fasciner, mais on leur trouvera toujours un quelque chose de troublant. Par exemple, leur langue a été créé de façon artificielle en supprimant entre autre les possessifs (on ne parle pas de sa mère mais de « la » mère), et même les prénoms des enfants sont générés automatiquement et attribués par une machine pour assurer l’égalité entre les gens.

Même si bizarrement cette particularité est assez peu évoquée dans le roman (je regrette d’ailleurs que les spécificités d’expression ressortent finalement peu), je n’ai pu m’empêcher de penser qu’une langue aussi écrémée empêche l’expression de certaines idées, ce qui est une étrange manière de garantir la liberté, si on y réfléchit (ça m’a un peu évoqué 1984 pour le coup…).

Tout le roman joue à l’équilibriste sur les limites de la liberté, et les protagonistes eux-mêmes, Shevek le premier qui ne sent pas forcément libre sur Anarres (mais pas plus sur Urras), s’interrogent sans cesse sur les limites de la liberté, les lois qu’on se créé dans la tête et celles qu’on nous impose, la bureaucratie au service de la communauté qui semble parfois comploter contre l’individu…

Il se dégage d’ailleurs une certaine tristesse des Dépossédés, une sensation de doux-amer qui plane sans cesse sur le roman. Anarres est un rêve, mais parfois aussi un enfer, car c’est une terre pauvre, où la sécheresse engendre automatiquement la famine. Sa pauvreté ressort encore plus face à l’opulence de Urras (opulence de vert, d’animaux, de nourriture, de richesse…). Et question tristesse ambigüe, difficile de ne pas évoquer ce passage où une Terrienne explique à Shevek pourquoi Urras (vu comme un enfer pour les Anarriens) est pour elle un paradis, comparé à sa propre planète.

Il y a énormément à dire sur ce roman, il doit sûrement exister des bouquins entiers qui en parlent (du moins, je l’espère, car il le mérite). J’ai largement passé le cap de la page  de chronique tout en ayant l’impression d’avoir à peine effleuré le sujet. Je ne suis même pas sûre de l’avoir appréhendé dans son intégralité en fait.

Parce qu’il faut le reconnaitre, c’est un roman complexe, limite trop compliqué, et certains discours sont durs à suivre, d’autant plus qu’on a parfois affaire à de vrais pavés explicatifs. D’ailleurs, comme toujours dans les romans d’Ursula Le Guin (du moins en SF), il faut s’accrocher parce que le début n’est pas facile. Et prendre son temps, pour bien s’imprégner de l’ambiance. Ce n’est pas un roman qui se lit d’une traite, mais bien par chapitres, en faisant une pause entre chaque pour assimiler ce qu’on y a lu.

Mais cela en vaut la peine, car c'est un roman qui imprègne durablement, par ses idées mais aussi par ses personnages très attachants car tous très humains, Shevek le premier, à osciller sans cesse entre l'amour de son monde et la nécessité d'en sortir pour mener à bien ses recherches, mais aussi Takver, un personnage féminin loin de tous les stéréotypes, et même tous ceux qui n'apparaissent que quelques pages avant de disparaitre. Un vrai petit monde, que je vous encourage à visiter.

CITRIQ

12 commentaires:

Fénice a dit…

Hum, je crois que je viens d'avoir envie de lire Ursula... c'est bien elle les contes de Terremer ? et puis un truc avec des chats ? Non ?
Tu vas bien au fait ?

Vert a dit…

Oui c'est elle qui a écrit tout le cycle de Terremer, dont j'ai le projet de parler depuis des lustres (à la prochaine relecture...).
Et les chats c'est de celui-là dont tu parles : http://tortoise.servhome.org/index.php?option=com_content&view=article&id=338:les-chats-volants-ursula-le-guin&catid=9:readingpatch&Itemid=24

Sinon oui je suis sûre que tu aimeras beaucoup les Dépossédés :)

El Jc a dit…

Tu fais bien de parler d'Ursula comme tu le fais, car cela donne bougrement envie de se plonger dans le titres que tu nous propose. Merci pour cet excellent article.

Vert a dit…

Et je n'en ai pas encore fini ;)

Nariel Limbaear a dit…

Les Dépossédés et le Dit d'Aka (je vais voir de ce pas si tu l'as lu quelque part) m'ont beaucoup marqué, mais c'est vrai que certains peuvent ne pas trouver ça digeste.

Par rapport au côté ambigu de la société utopiste : individualisme est presque forcé, la séparation du couple de Shevek m'a beaucoup marquée (ça fait bien un an ou deux que je l'ai lu), la voisine qui vole leur chambre... Toute cette absence d'intimité. Brr, ça donne froid dans le dos :S

Vert a dit…

C'est un peu tout le propos du livre, je pense, de montrer le prix de l'utopie et de la liberté (que ce soit au point de vue personnel où finalement la cellule familiale n'existe pas, ou plus global quand on voit les difficultés à survivre sur cette planète quand même assez hostile).
S'il n'était pas si dur à lire, surtout dans les premières pages, je le recommanderais à tout le monde ce livre, il sonne encore très vrai aujourd'hui ^^

Anonyme a dit…

je viens de finir les dépossédés pour la troisième fois. Ce livre est une vraie mine d'or. Pas d'action, mais une vraie réflexion politique et humaniste. De la trés trés bonne SF

Vert a dit…

Tout à fait, je pense bien le relire d'ici quelques années ^^

Yannick Rumpala a dit…

Pas mal de livres en effet qui en font l'analyse, mais c'est en anglais.
On peut en retrouver en accès libre, par exemple : http://faculty.vassar.edu/stillman/docs/Le%20Guin%20bk%20%28as%20pub%29.1.pdf ou http://fr.scribd.com/doc/80755292/Political-Theory-Science-Fiction-and-Utopian-Literature-Ursula-K-Le-Guin-and-The-Dispossessed

Vert a dit…

Je me demande si je l'ai pas déjà croisé celui-là... j'y regarderais quand j'aurais de nouveau la motivation à lire des textes universitaires en anglais, en attendant merci pour le lien :)

Lybertaire a dit…

Salut ! Je découvre ton blog avec cette chronique ! J'ai aussi également adoré, j'ai aussi trouvé la narration en alternance très bien faite, qui se referme à la fin : il a les mains aussi vides qu'avant de partir... En revanche, les pavés explicatifs ne m'ont pas du tout gênée, au contraire : j'avais tellement envie de savoir comment, sur Anarres, la gestion de la société était possible, et comment, sur Urras, Shevek percevait les choses qui nous sont familières à nous, que j'ai tout lu avec avidité !

Vert a dit…

@Lybertaire
Merci pour ton retour, ça me donne envie de le relire avec un oeil nouveau ^^