vendredi 28 mai 2010

A la pointe de l'épée - Ellen Kushner


« Que le conte de fées commence donc par un matin d’hiver, sur une unique goutte de sang fraichement tombée sur l’ivoire de la neige : une goutte aussi vive qu’un rubis nettement taillé, vermeille comme une unique tache de clairet sur un jabot de dentelle  »

C’est assez rigolo, parce qu’alors que je cherchais commencer cette chronique, je me suis retrouvée à feuilleter la Cartographie du Merveilleux qui parlait d’A la pointe de l’épée. A l’époque pas encore traduit, on y trouvait le même extrait mais avec une autre traduction sans doute fait maison :

« Que le conte de fées débute un matin d’hiver, alors, avec une goutte de sang nouvellement tombée sur l’ivoire de la neige : une goutte aussi brillante qu’un rubis bien taillé, rouge comme une tache isolée de clairet sur une manche de dentelle. »

Du coup, je tiens à commencer par féliciter Patrick Marcel pour son boulot de traduction, parce qu’il a clairement su retranscrire le ton très particulier du texte. Et cela a son importance pour ce roman.

A la pointe de l’épée nous emmène visiter une ville sans nom, où l'on distingue deux quartiers : les Bords d’Eau, ancien quartier noble mal-famé, à la limite de la Cour des Miracles, et la Colline, où vivent désormais les Nobles. Cette ville se situe dans un état oligarchique italianisant.

La principale caractéristique qui nous intéresse est que pour régler leurs différents d’honneur, les nobles peuvent faire appel à des intermédiaires, les bretteurs qui se battent en duel à leur place. Très pratique comme système, il vous suffit d’envoyer un bretteur se battre contre votre ennemi, qui lui-même enverra un remplaçant, et au final la question est réglée et personne (d’important) n’est mort.

Voilà les bases de l’univers, quand à l’histoire, elle implique un bretteur, bien évidemment, un certain Richard Saint-Vière, de loin le meilleur de sa profession, qui va se retrouver au cœur de complots de lords et de duchesses, l’idéal pour mettre un peu d’animation dans le train-train quotidien.

Pour résumer le livre, il suffit d’en revenir à son sous-titre : un mélodrame d’honneur. N’allez pas chercher plus loin. Il y a du drame au sens théâtrale du terme (et du théâtre tout court), du mélo juste ce qu’il faut, et des questions d’honneur. Une intrigue fort sympathique au demeurant, mais ce n’est pas forcément ce qui porte le roman. Il faut plutôt regarder de plus près l’ambiance et l’écriture.

Le roman d’Ellen Kushner se rattache à la fantasy maniériste (ou fantasy de manières), terme qui peut inquiéter quand 1) on déteste le maniérisme en Histoire de l'Art et quand 2) la dernière fois qu’on l’a entendu c’était pour Jonathan Strange & Mr. Norell de Susanna Clarke, qui était certes très beau mais aussi très chiant.

A la pointe de l’épée est aussi un très beau roman très « littéraire », mais il n’est pas chiant, parce que l’intrigue est plus mouvementée, les personnages plus attachants (ou à défaut plus intrigants), et que le roman ne fait « que » 400 pages.

L’écriture est précieuse (tout le roman n’est pas écrit comme le passage cité plus haut, mais cela arrive souvent), et nécessite pas mal d’attention, surtout dans les premières pages, lorsqu’on n’y est pas accoutumé. Ellen Kushner a notamment une façon très particulière de voler d’un personnage à l’autre, basculant le point de vue lorsqu’on ne s’y attend pas, ce qui peut surprendre au premier abord.

Elle tisse avec ses mots une ambiance de XVIIe siècle assez délicieuse. Si vous avez vu (et aimé) tous ces films en costume d’époque Louis XIV/Louis XV, avec ces complots de Cour, ces faveurs qui se gagnent et se perdent, ces dialogues extrêmement maitrisés sur lesquels toute personne est jugée, vous aimerez A la pointe de l’épée qui en déborde. Je n’arrive pas à mettre le doigt sur un titre précis, mais pendant ma lecture j’ai vu défilé pas mal d’images de ces films, tant l’illusion était parfaite.

A coté de cette très belle performance, c’est peut-être l’intrigue qui pêche un peu sur la fin. Après des visites passionnantes de la ville (entre salons huppés et ruelles sombres), des duels de mots et d’épées, la découverte de personnages bien particuliers (Alec, Richard, Michael), on regrettera qu’elle traite le destin de certains un peu trop rapidement.

Cela n’enlève rien au plaisir de la lecture, surtout quand on sait qu’Ellen Kushner a écrit deux autres romans dans cet univers, que j’espère bien voir un jour traduit en français. En attendant, il y a toujours moyen de relire Thomas le rimeur, son autre roman disponible en français.

3 commentaires:

arutha a dit…

Nos avis convergent totalement. J'aurais juste plutôt dit XVIIIème siècle (histoire de pinailler). Donc Louis XV en effet. On pense (presque forcément) à Choderlos de laclos. Me reste plus qu'à écrire ma chronique. Mais quelle flemme. Quelle flemme.

El Jc a dit…

J'ai apprécié également cet essai de fantasy maniérée, même si ce n'est pas ce que je préfère en la matière. Une belle découverte en tout cas, et un excellent moment de lecture

Vert a dit…

@ Arutha
Je me demandais si tu l'avais fini comme la lecture annexe avait été "abandonnée", j'ai ma réponse ^^

@ El Jc
Fantasy maniérée ? On a pas fini de comparer les équivalents pour ce terme décidément...