C’est assez ironique, à quel point nos plus gros coups de cœur sont parfois les livres dont il est le plus dur de parler. C’est tellement plus facile de parler de ce que l’on n’aime pas, parfois.
American Gods partage le podium de mes romans favoris avec Des fleurs pour Algernon et Chroniques du Pays des Mères, et pourtant, je n’ai jamais réussi à en parler correctement sur ce blog. A chaque relecture (et j’en suis au moins à la quatrième, si ce n’est plus), je prévois un article, avant d’abandonner l’idée, quelques semaines plus tard, faute de savoir par où aborder la question.
« Ce que j'essaie de dire c'est que toute l'Amérique est comme ça. Ce n'est pas un bon pays pour les dieux. Ils y poussent mal. Ils sont comme des avocats qui essaieraient de pousser sur une terre à riz sauvage. »
American Gods, pour paraphraser le titre, nous parle de dieux. Lorsque les premiers humains ont commencé à émigrer vers ce qui sera plus tard les Etats-Unis, ils ont amené leurs coutumes, leurs croyances, et donc leurs dieux, qu’il s’agisse du dieu mammouth des nomades de Sibérie, de tout le panthéon nordique des vikings, ou encore des leprechauns et autres éléments du folklore irlandais.
Le nombre de leur fidèle a diminué au cours des âges, la foi en eux s’est tarie, tandis que de nouveaux dieux prenaient le devant de la scène, avec la révolution industrielle et toutes les évolutions techniques qui ont suivi : les médias dont la télévision, l’informatique… voilà en quoi croient désormais les américains. Et entre les anciens et les modernes, ce n’est pas l’entente cordiale.
« Dis-lui bien qu’on a reprogrammé cette réalité de merde. Que le langage est un virus, que la religion est un système d’exploitation et que les prières ne sont rien d’autres que du spam à la con ! »
Alors qu’il vient de terminer de purger sa peine de prison et part enterrer sa femme qui vient de mourir dans un accident de voiture, Ombre rencontre un bien étrange personnage, Voyageur, qui semble en savoir long sur lui et qui lui propose du travail.
D’abord méfiant, il finit par accepter l’offre. Il se retrouve donc à accompagner son employeur à travers les Etats-Unis dans un bien étrange périple, à la rencontre d’êtres qui ne sont clairement pas humaines. Très vite, il va se retrouvé impliqué bien malgré lui dans un conflit qui le dépasse complètement.
Puis les lumières s’éteignirent et Ombre vit les dieux.
De tous les romans de Neil Gaiman, American Gods n’est pas le plus facile d’accès, loin de là. Son intrigue prend tout son temps pour se mettre en place avec de nombreuses circonvolutions dans les mythologies du monde entier, ce qui en fait un livre complexe.
Ses autres romans (Neverwhere, Stardust), sont des textes bien plus simples en comparaison. En fait, je pense que la seule autre œuvre de Gaiman qui atteigne un tel degré de complexité, c’est Sandman. Il y a de nombreux points communs entre les deux d’ailleurs, et on a même l’occasion de croiser une tête bien connue de Sandman dans American Gods.
« Je suis un héros culturel. On a en gros le même emploi que les dieux, mais on fait plus de conneries et personne ne nous révère. Les gens racontent des histoires sur nous, mais aussi bien celles où on passe pour des cons que celles où on brille. »
Neil Gaiman est un créateur d’univers extraordinaires (et un extraordinaire créateur d’univers également). Il a une manière bien à lui de manier les mythes et les contes, avec une légère touche de fantastique, tout en gardant très prêt la réalité. Résultat, on ne sait plus très bien distinguer le vrai de l’invention dans ses écrits.
Avec American Gods, il s’en donne à cœur joie pour remanier les mythologies, en mettant en scène tous ces dieux presque oubliés, presque pathétiques, qui vivent au milieu des hommes et grappillent comme ils le peuvent des fragments de foi pour se nourrir.
Cet univers de dieux est absolument fascinant, par sa richesse et par sa justesse. Aucun détail n’est laissé au hasard, et Gaiman est vraiment allé chercher des dieux aux quatre coins du monde, n’hésitant pas à déterrer des personnages méconnus, issus des mythologies slaves ou africaines. A part quelques grands noms des panthéons nordiques et égyptiens, ne vous étonnez pas si vous vous retrouver à consulter une encyclopédie en cours de lecture pour en savoir plus !
« Ce pays fait office de gare centrale depuis au moins dix mille ans. Et Christophe Colomb dans tout ça ? allez vous me dire.- Exactement, admit Ombre, obligeant. Et Christophe Colomb dans tout ça ? »
Outre les multiples mythologies à travers le monde, Neil Gaiman explore les Etats-Unis, le pays en tant que tel. En effet, c’est un véritable road-trip que réalisent Ombre et Voyageur, à travers les grandes métropoles comme Chicago, les petits villages comme le très paisible Lakeside ou encore les attractions touristiques comme La Maison sur le Rocher.
Je n’ai jamais eu particulièrement envie de visiter les Etats-Unis, mais à chaque fois que je lis ce livre, cela réveille en moi une envie de voyage assez impressionnante. Le pays est décrit ici de façon très humaine, à travers la vie de tous les jours et tout un tas de détails et d’anecdotes qui montre toute sa diversité et sa richesse (au sens non-monétaire du terme).
La fiction nous autorise à nous glisser dans ces autres têtes, ces autres endroits, à regarder par ces autres yeux. Au cours de ce récit, nous nous arrêtons avant de mourir, ou bien mourrons par procuration, en toute sécurité ; dans le monde au-delà du récit, nous tournons la page ou fermons le livre, et nous reprenons notre existence.
Entre deux chapitres, Neil Gaiman intercale des petits interludes historiques (ou non), qui nous racontent comment certains dieux sont arrivés en Amérique. Au travers du destin d’une tribu préhistorique, de deux enfants esclaves venus d’Afrique, ou d’une jeune anglaise bannie dans les colonies.
Tous ces petits récits finement ciselés sont un vrai bonheur à lire, et viennent enrichir un univers déjà incroyable vaste. Avec une mention spéciale à l’histoire des jumeaux (dont provient la citation ci-dessus), qui en une vingtaine de pages, se fend d’une histoire horrible et émouvante qui évoque la traite des noirs, avec tout un passage très intéressant sur le rapport à l’Histoire et à la fiction.
« Moi, je dis qu'un village sans bibliothèque n'en est pas vraiment un. Il peut bien se prétendre tel, tant qu'il n'a pas de bibliothèque, il ne trompe personne »
En fait, ce qui fait toute la saveur d’American Gods, ce sont les détails, les petites choses. Le livre fourmille notamment de petites phrases drôles, touchantes, parfois affreusement pertinentes, qu’on noterait bien dans un coin d’un carnet pour pouvoir les retrouver (toutes les citations que j’ai placé dans cet article ne sont que la partie émergée de l’iceberg).
Même chose pour les personnages : qu’ils apparaissent à peine deux pages, ou à travers tout le roman, ils sont tous marquants, et finement ciselés. Il y a bien sûr toute la panoplie des dieux (Czernobog, M. Nancy et M. Ibis étant mes favoris), mais aussi quelques simples mortels tout à fait extraordinaires.
Ombre peut sembler un héros un peu blasé (tout le caractère extraordinaire de sa quête semble parfois lui échapper complètement), mais au fur et à mesure de l’histoire, on se rend compte que cette froideur a une raison, et que cela ne l’empêche pas d’être très touchant avec les gens. Il suffit de voir sa rencontre avec Samantha Black Crow, inoubliable (la rencontre, mais aussi la personne) bien qu’elle n’occupe que quelques pages.
« […] Je crois que la femme a le droit de choisir, que le bébé a le droit de vivre, que malgré le caractère sacré de la vie, il n’y a rien à redire à la peine de mort, pour peu qu’on puisse faire une confiance totale au système judiciaire, et seul un idiot congénital ferait confiance au système. Je crois que la vie est un jeu, que c’est une mauvaise blague, et que c’est ce qu’on connait quand on est vivant. Que, tant qu’à faire, autant en profiter pleinement. »
Je n’ai quasiment pas parlé de l’intrigue, car elle semble servir principalement de prétexte à cette visite commentée et étrangement décalée des Etats-Unis et du monde des croyances humaines. Cependant, avec son talent habituel de conteur, Neil Gaiman n’a nul mal à nous entrainer dans l’histoire.
Et après une longue errance, la dernière partie évolue vers un final véritablement épique, avec son lot de révélations, et où tous les petits détails disséminés ici et là trouvent un sens. Avec une grande habileté, l’auteur reprend tous les fils de l’intrigue dans la conclusion, et il y a bien peu de questions qui restent irrésolues, une fois la dernière page tournée.
C'était un songe et, dans les songes, on n'a pas le choix : soit il n'y a pas de décision à prendre, soit elles ont été prises depuis longtemps.
Après un tel discours, je pense que vous aurez compris que je suis complètement accro à ce roman étrange, décalé, incroyablement riche et complètement fascinant, encore plus lorsqu’on adore la mythologie.
Ce roman a reçu (entres autres) les prix Hugo, Nebula et Locus, et ce n’est pas un hasard. C’est vraiment une œuvre à part, un OVNI (est-ce de la fantasy urbaine ? Du fantastique ? Du réalisme magique ? Allez savoir…), un petit bijou que je ne me lasse pas de relire.
Neil Gaiman a revisité par la suite cet univers via un autre roman, Anansi Boys (sans Ombre, vu qu’on y découvre la descendance d’Anansi), délicieusement drôle, et via une nouvelle, Le monarque dans la vallée, dans laquelle on retrouver Ombre cette fois-ci.
A noter que HBO a acheté les droits pour en faire une série télé. Cela m’inquiétait un peu au début, d’imaginer à quel point cela pourrait dénaturer l’œuvre, mais sachant que Gaiman écrit une partie des scénarios si j’ai bien suivi, je suis rassurée. Et même carrément intéressée, depuis qu’il a dit que ce serait une série en six saisons, et que seule la première couvrirait le premier roman…
Avis des autres atuaniens : Julien, Lorhkan, Spocky