C’est assez marrant parce qu’en général, dans les « grandes séries de fantasy en plein de volumes », l’univers dont on parle a toujours un nom qui permet de chapeauter tous les bouquins… ici non. J’ai beau me creuser le cerveau, admirer (enfin…) les efforts faits par l’éditeur français dans ce sens, non, rien à faire. C’est l’univers des Six Duchés et de Terrilville, de Fitz et d’Althéa, du Fou et de Kennit, de l’Art, du Vif, des dragons et j’en passe des meilleurs… mais pas de titre global (ce qui explique l’improvisation de titre).
Peut importe, ces trois trilogies sont connues en France sous le titre de deux cycles, celui de l’Assassin royal et des Aventuriers de la Mer, avec la petite subtilité que les Aventuriers de la Mer, une trilogie en 9 tomes, se déroulent en plein milieu du cycle de l’Assassin royal, qui est en fait composé de 2 trilogies, respectivement de 6 et 7 tomes…
Je vous embrouille là ? Faisons simple alors, et traitons le cas chronologiquement, selon le découpage anglais… je vous épargne les subtilités de découpage à la française qui égare plus qu’autre chose…
The Farseer Trilogy / L’Assassin royal
Soit disant première œuvre de Robin Hobb, la trilogie des Loinvoyant, alias l’Assassin Royal est en fait loin d’être la première réalisation de l’auteur. En effet, ce n’est qu’un pseudonyme qu’elle adopta suite à ses précédents romans qui se vendirent peu à leur sortie (ce qui est bien dommage pour certains, pour d’autres on se passerait allègrement de ces rééditions sous son pseudonyme actuel…).
Il est difficile de ne pas aimer cette série, parce que c’est un parfait condensé des ingrédients qui marchent dans le domaine de la fantasy : roman d’apprentissage qui suit le héros (orphelin bien sûr) de l’enfance à l’âge adulte, des magies étranges (l’Art, le Vif), une ambiance « Moyen-âge idéalisé » (des châteaux forts et des chevaux, mais avec plus d’hygiène et de médecine), des intrigues politiques, une quête, des prophéties, et des légendes de peuples anciens et puissants…
Ce catalogue pourrait augurer le pire, en fait c’est plutôt le meilleur. Avec des éléments archi-classiques du genre, Robin Hobb arrive à tirer une très bonne histoire, avec un traitement original de ces éléments, un récit suffisamment maîtrisée et accrocheur pour qu’on en apprécie la lecture, et cela tout particulièrement grâce à de très bons personnages, tout particulièrement le héros.
Oui parce qu’avec tout ça, je ne vous ai même pas parlé de l’histoire, mais il faut savoir qu’elle est centrée exclusivement sur une personne, à savoir le narrateur. Et oui, à l’exception des en-têtes de chapitres, formées d’extraits de livres, poèmes, chansons, correspondances (qui font souvent écho à un évènement à venir mais ça on ne le saisit qu’à la relecture), le récit se fait à la première personne.
Et quelle première personne ! A titre de comparaison on est très loin du coté journal intime de Twilight, mais surtout, son intérêt repose dans son pseudo auteur : Fitz, bâtard royal, confié à la famille de son père à l’âge de six ans, élevé par le maître des écuries, formé à devenir assassin pour devenir en quelque sorte un protecteur du royaume, à sa façon. Sauf que rien n’est simple pour lui comme pour son royaume.
Déjà, Fitz est un garçon/jeune homme complètement névrosé, bourré de défauts, avec un relationnel difficile pour ne pas dire complètement désespérant avec les autres. Il a vécu tellement de traumatismes (physiques comme mentaux) que si le roman se déroulait dans notre univers, il aurait passé une bonne partie de son temps sur le divan d’un psy à mon avis. Le résultat est un personnage de l’ombre, bourré de défauts, loin des preux chevaliers… enfin presque parce que Fitz conserve de l’archétype du héros quelques valeurs un peu lourdingues qui ressortent par moment et donnent du charme à son personnage.
Sa vie est quelque peu mouvementée du fait de sa fonction, d’autant plus que le royaume est tout sauf en paix, puisqu’il subit les attaques d’étranges pirates à l’extérieur, et les manigances politiques d’un membre de la famille royale à l’intérieur. Ce qui ne l’empêche pas de s’occuper de ses problèmes personnels (relationnels devrais-je dire), avec les humain(e)s comme avec les animaux…
Je ne vous en dit pas plus, mais croyiez moi, il y a amplement matière à remplir 3 tomes (ou 6 en vf), avec une très bonne écriture qui joue allègrement du concept du « héros qui raconte ses mémoires », ce qui s’insert bien avec les intro de chapitre, met en scène de très très bons personnages (le Fou, Kettricken, Umbre et j’en passe), avec parfois des dialogues assez savoureux. On en rit, avant de lâcher une petite larme d’émotion, puis de soupirer. C’est Fitz quoi… sans doute un des héros les plus poissards de la littérature – ou un des plus chanceux selon comment on regarde son talent pour se sortir quand même des nids de vipère où il se jette les yeux fermés.
The Liveshiptraders / Les Aventuriers de la mer
La suite de l’Assassin Royal rompt radicalement avec les aventures de Fitz, bien qu’il se déroule en principe dans le même univers. D’ailleurs, avant qu’il soit fait mention des Six-Duchés, on ne fait pas forcément le lien.
D’une histoire terrestre, on passe à des aventures essentiellement maritimes, d’une monarchie, on passe à une cité marchande, d’un héros on passe à une multitude, et d’un récit monolithe à la première personne, on passe à un point de vue multiple et éclaté au gré des chapitres.
L’histoire est celle d’une famille marchande, les Vestrit, installée dans la colonie de Terrilville, à la frontière du Désert des Pluies où l’on trouve de bien étranges prodiges dans d’anciennes cités, parmi lesquels le bois sorcier dont est fabriqué la Vivenef de la famille, la Vivacia, un étrange navire vivant.
Leur situation actuelle n’est pas joyeuse : alors que leur situation financière n’est pas reluisante, le capitaine du navire, le père, meurt. Sa fille cadette, Althéa, qui pensait en hériter, se voit ravire son héritage par sa sœur aînée, Keffria pour sauver la famille. Celle le confie à son mari Kyle, qui prend la mer avec son fils Hiémain qu’il a arraché à la prêtrise, pendant que sa fille, Malta fait des siennes aussi, et que la situation politique et économique ne s’arrange pas…
Si résumer l’Assassin royal n’est pas à faire pour ne rien révéler de l’histoire, ici résumer l’histoire est impossible sans prendre quatre pages, et encore (d’ailleurs je ne vous ai même pas parlé de Kennit le pirate là, et pourtant c’est un personnage capital de l’histoire). Le scénario est dense, avec tout un tas de fils qui s’entrecroisent et finissent tous par se rejoindre. La multiplicité des intrigues fait définitivement la force de cette série, de même que ses personnages bien travaillés, d’autant plus que Robin Hobb nous offre une belle brochette de personnages féminins au caractère bien trempé tout en restant femme (on se prend à apprécier Keffria pourtant un peu fadasse sur les débuts, de même que Malta la peste…)
Bref c’est une bonne série de fantasy, qui se démarque par son univers naval, tirant plus sur Pirates des Caraïbes (le coté déjanté en moins) que sur la fantasy classique. Néanmoins je lui trouve un petit moins par rapport à l’Assassin royal, sans doute parce que l’intrigue multiple fait que les personnages ne sont pas toujours explorés à fond (comparé au cas Fitz). Cependant c’est un passage obligatoire pour la suite des aventures de Fitz, et comme c’est quand même un très bon morceau, il n’y a pas à transiger
The Tawny Man / L’Assassin royal
Une fois closes –presque trop abruptement mais c’est normal puisque la suite prend le relais- les aventures de la famille Vestrit, vient la trilogie suivante, The Tawny Man (l’Homme doré), alias l’Assassin royal en français, choix hautement commercial mais pas du tout représentatif d’une histoire, qui, si elle est toujours vécue, ressentie et racontée par Fitz (quinze ans plus tard, même poisse, même problème de relationnel ou presque), concerne presque plus le Fou que Fitz.
L’histoire se déroule tout juste après les Aventuriers de la Mer, et 15 ans après la conclusion du cycle d’avant (nan parce que si je sors le nom anglais on va s’égarer, et dire que le cycle de l’Assassin Royal se situe 15 ans après le cycle de l’Assassin royal ça ne fait guère sérieux), et reprend nos héros là où nous les avons laissé, dans un royaume plus ou moins en paix, sauf que… quelques problèmes restent à régler, et des nouveaux se pointent à l’horizon (ou peut-être des anciens dont on avait pas conscience, allez savoir).
Globalement la recette est la même, minus le coté roman d’apprentissage. Fitz est désormais un homme, et a gagné sinon en sagesse et en confiance, au moins en maturité. On rentre dans l’histoire avec le plaisir de revoir des amis perdus de vue, et c’est un peu comme ça que résonne cette série, des retrouvailles et une conclusion plus définitive.
Bon il a aussi une intrigue (une fois de plus faite essentiellement de manigances politiques, à l’intérieur comme à l’extérieur des Six-Duchés), la découverte d’une nouvelle contrée, de nouveaux personnages, et il se lit très bien, toujours avec la même première personne et les jeux entre les intros de chapitre et les chapitres en eux-même. Enfin bref c’est un très bon cycle de fantasy qui se lit bien, mais ma préférence ultime va quand même au tout premier, finalement plus sombre et solitaire que celui-ci qui fait un peu surchargé, ce qui n’enlève rien aux excellents passages qui mettent le fou en scène.
Note de fin sur de déplorables pratiques éditoriales
Voilà donc finie cette (longue) présentation d’une très bonne série de fantasy très bien ficelé question univers, intrigue et personnages, bien écrite, divertissante tout en sachant soulever quelques interrogations, et agréable et aisé à lire sans jamais tomber dans la pure facilité (je dis ça surtout parce que j’ai été obligée de sortir mon dico pour certains mots…).
Pour préciser ma diatribe du début, il faut savoir que ces séries ont été publiées un peu n’importe comment en France, et de préférence de manière à exploiter le plus possible la poule aux œufs d’or : chaque tome (à l’exception du premier) a été découpé en deux voire trois parties, ce qui casse complètement le rythme de l’histoire quand on doit attendre six mois voir un an la suite.
Du coup, il y a aussi fallut trouver des titres pour chaque partie, d’où des choses assez farfelues limite série Z qui ne vont pas en s’arrangeant avec les tomes. Si la Nef du Crépuscule ou le Poison de la Vengeance (en changeant de champ sémantique on pourrait en tirer un bon Harlequin) passaient encore vaguement par rapport au contenu, j’avoue que « l’Eveil des eaux dormantes », ou encore « Serments et deuils » ont de quoi laisser songeur…
Par ailleurs le cycle des Aventuriers de la Mer ne bénéficiant pas du même succès que l’assassin royal, sa traduction a traîné et on a préféré sortir sa suite, si bien qu’on découvre toute la fin de l’histoire aussitôt qu’on attaque le tome 9 de l’Assassin royal…
Bref, s’il vous venait l’envie de lire cette série (après vous être farci ces 3 pages j’espère que c’est le cas ou que vous l’avez déjà lu), un conseil, lisez dans l’ordre avec les Aventuriers de la Mer au milieu, et considérez l’histoire selon le découpage original, pas le français qui créé des coupures qui n’ont pas lieu d’être.
Petit bonus de fin, une mosaïque des couvertures françaises, qui démontre le fantastique principe mathématique selon lequel 9 = 22, et aussi l’art de changer 4 fois de maquette entre les différents tomes, ce qui bousille l’effet d’ensemble (et encore vous n’avez pas vu les tranches…).